Rêve général

Un regard artistique sur les questions essentielles actuelles

Dans Univers Cité
Dossier Patricia JANSSENS

Photo : Arsenic2

Au printemps prochain, trois chapiteaux conféreront un air de fête au campus du Sart-Tilman. La compagnie Arsenic2 – en partenariat avec le centre d’action laïque de la province de Liège (CAL) – propose de “réconcilier art et science, et de participer à réenchanter le monde”. Du 2 au 22 avril, c’est un festival de spectacles et de concerts, un florilège de conférences et de tables rondes qui feront battre le cœur de la communauté universitaire. Premier tour de piste avec quatre chercheur·es séduit·es par l’initiative.

Souvenons-nous, c’était en 2006, en France. Un peu partout, les jeunes se mobilisaient contre le projet de loi “CPe”, soit le “contrat première embauche” qui, selon eux, accentuerait la précarisation du travail. Première expérience de lutte. Deux cinéastes, Daniela de Felice et Matthieu Chatellier, vont accompagner, caméra au poing, les étudiants grévistes de Caen, barricadés dans les locaux de leur Faculté. Leur documentaire (G)rêve général(e) fait revivre l’événement et révèle un projet collectif animé par l’urgente volonté de “rêver leur vie ensemble”.

C’est en référence à ce temps fort que le centre scénique Arsenic2 a imaginé un festival “Rêve général” dans une perspective citoyenne, un festival mobilisateur sur quelques grands sujets de préoccupation : l’alimentation, la santé, la migration et les enjeux environnementaux, incluant aussi la thématique du genre. « S’il fait écho au mouvement anti-CPE de 2006, le motif du “Rêve général” renvoie aussi aux années 1960-1970 et au climat de contestation et de proposition joyeuse et positive de cette époque, note Grégory Cormann, chargé de cours au département de philosophie. C’est l’esprit de 1968 qui est convoqué, le besoin de réfléchir et d’agir collectivement, l’envie de se retrouver pour faire bouger les choses. Les temps ont changé : 1968, c’était le temps de la décolonisation, de la seconde vague du féminisme, de l’appel à la libération des mœurs bourgeoises. Aujourd’hui, c’est le dérèglement climatique qui est au centre des inquiétudes, et peut-être plus largement un dérèglement politique à tous les niveaux. On a dès lors besoin d’une réactivation de notre histoire sociale et politique, de nouveaux temps d’interruption, de fête et d’expression collective. L’idée un peu folle que, pendant trois semaines, une place soit réservée au rêve, mais au rêve collectif, qu’un autre avenir soit possible. »

La rectrice, Anne-Sophie Nyssen a pris la balle au bond. « Je suis très heureuse que l’Université soit associée au projet, confie-t-elle. Le grand chapiteau créera inévitablement la surprise et participera à la dynamique de créativité que les organisateurs souhaitent et que je soutiens pleinement. Réconcilier l’art et la science dans un même objectif, celui de nourrir les discussions, de susciter le débat et, pourquoi pas, de confronter artistes et chercheurs me paraît salutaire et ouvre des perspectives enthousiasmantes. Que l’Université soit aussi un lieu accueillant pour les artistes et le grand public me réjouit. »

Contacté par Arsenic2 et le CAL, Pierre Ozer, chargé de cours au département des sciences et gestion de l’environnement à Arlon (et cofondateur du festival “Nourrir Liège”), a répondu présent : « Notre époque est confrontée à des défis majeurs à cause du dérèglement climatique. Plus aucun scientifique ne remet cela en doute à présent : les incendies et les inondations de ces dernières années et les étés caniculaires en Europe ont fini de convaincre les populations. Mais qu’en est-il des instances politiques ? On assiste en Europe – en Angleterre, en Pologne, en Hongrie mais aussi en Belgique et en France – à un recul des propos sur l’urgence des mesures à prendre. On tergiverse. Et pourtant il y a le feu au lac ! »

2024, ANNÉE ÉLECTORALE

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Photo : Immigration - Ch. Fauconnier
 

En Belgique, l’année 2024 sera rythmée par les élections, à tous les niveaux de pouvoir (communal, régional, fédéral et européen) et ce, dans un contexte économique et social difficile. « La plupart de nos étudiants n’ont jamais voté, reprend Pierre Ozer. Je pense que l’Université doit les sensibiliser, doit attirer leur attention sur les problématiques majeures auxquelles nos sociétés sont confrontées. Je sais que des cours existent déjà sur le changement climatique et ses conséquences, d’autres vont aboutir prochainement. Mais je pense que l’acquisition des savoirs et la compréhension des phénomènes passent aussi par le sensible, par l’émotion. Le dispositif théâtral (comme la littérature, comme les arts en général) me paraît tout indiqué pour révéler, pour témoigner, pour émouvoir. C’est la raison pour laquelle j’ai applaudi à la proposition de la Cie Arsenic2 et du CAL et, avec l’accord de la rectrice Anne-Sophie Nyssen, j’emmène les collègues dans cette aventure. »

L’idée est de faire place à un regard artistique sur les questions essentielles en ce début du XXIe siècle. Plusieurs spectacles aborderont les thèmes de la transition alimentaire, de la migration, de la santé, du genre, du climat, des inégalités sociales. Les représentations seront accessibles à toute la communauté universitaire, personnel et étudiants. « Elles seront souvent suivies d’une conférence, d’une master class, d’une table ronde, organisées par un enseignant. Mais il y aura aussi des lectures, des concerts, des projections de films, des soirées animées par les étudiants artistes et la Ligue d’impro, etc. », détaille Pierre Ozer. Un même thème sera donc décliné sous différents angles, par des comédien·nes, des journalistes, des associations, des professeur·es, des invité·es de marque. « Mon objectif est d’agir sur nos imaginaires, de bousculer nos représentations mentales. Tisser des liens entre les disciplines et les regards donnera de l’épaisseur aux discours. Et je suis convaincu que, du choc des idées, jailliront d’autres valeurs, d’autres priorités et des propositions nouvelles face à l’urgence. »

PLACE DU RÊVE, AU PROJET COLLECTIF

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Photo : Mieke dans les vagues - N. Touly
 

« Je me réjouis que les autorités aient accepté d’inscrire l’Université comme un véritable partenaire du festival et qu’elles incitent les étudiants à s’y rendre. “Rêve général” conjugue la dimension individuelle et collective de l’émancipation », confie Grégory Cormann (également codirecteur du centre Matérialités de la politique) qui a déjà expérimenté pareil dispositif. « En 2019, nous avons, Jeremy Hamers (chargé de cours en études cinématographiques) et moi travaillé avec le Nimis Groupe, un collectif de comédiennes et comédiens réunis par la nécessité d’interroger les politiques migratoires de l’Union européenne. Leur spectacle –“Ceux que j’ai rencontrés ne m’ont peut-être pas vu”– avait été joué au Manège de la Caserne Fonck et nous avions organisé un colloque et des séminaires en marge des représentations. » L’objectif était de confronter les collègues et les étudiant·es à la réalité de la migration, par le truchement d’une mise en scène au plus près du réel. Et ce, dans une double perspective : une enquête rigoureuse sur la réalité des politiques européennes et un travail de création qui mobilise.

Cette année, le Nimis Groupe propose un autre spectacle – Portraits sans paysage – qui donne la parole aux citoyen·nes, aux professionnel·les qui rencontrent les personnes exilées (avocats, militants, policiers, responsables Fedasil, etc.). « La pièce montre, sans culpabilisation, la complexité de nos attachements et nous renvoie à notre propre comportement. Quelle est la nature de notre engagement ? Quelles sont nos limites face à des personnes qui veulent, simplement, avoir une vie meilleure ? Avec Jeremy Hamers, nous avons l’habitude de travailler avec les nombreuses associations à Liège qui accueillent les personnes migrantes (collectif Migrations libres, la Voix des sans-papiers, etc.) afin de les inclure dans les débats, de les écouter. Ces associations, en témoignant de leurs actions, produisent des savoirs : elles nourrissent notre réflexion. Ce qui est un enjeu de nos disciplines : comment regarder la réalité en face, lucidement ? Nous aborderons des questions avec les étudiants, en insistant sur le fait que le philosophe ou l’intellectuel n’a pas une position d’expert ; il interroge le savoir et mesure celui-ci avec sa capacité d’engagement. »

En 2019, les étudiants et étudiantes avaient beaucoup apprécié cet exercice qui sort un peu du cadre habituel. « Et leur demande s’amplifie, note Grégory Cormann. Ils et elles manifestent le souhait que les grandes questions de notre époque (climat, genre, migration, biodiversité) soient abordées dans les cours, dans le bachelier. Leur apporter des réponses est un nouvel enjeu pour l’Université. Le Festival sera l’occasion d’aborder des problématiques contemporaines, une manière de faire exister des points de vue parfois divergents sur les défis de notre époque, sans agressivité, sur le ton du débat. C’est mon espoir, même si je sais que certains collègues estiment que l’écologie, les questions décoloniales ou de genre n’ont pas leur place dans les amphithéâtres. »

PASSER À LA VITESSE SUPÉRIEURE

ReveGeneral-PosterSybille Mertens, professeure à HEC-École de gestion, directrice du Centre d’économie sociale et conseillère de la rectrice apporte, un soutien sans réserve à cette initiative : « Les dérèglements environnementaux nous obligent à modifier nos habitudes, nos priorités, notre mode de vie. Il faut changer la société, changer de société. Le dire, l’expliquer dans nos cours, c’est notre job. Mais toutes ces informations ne suffiront pas : il faut toucher les citoyens et les étudiants autrement, par l’émotion notamment. C’est la combinaison des approches sensibles et cognitives qui fera bouger les choses, bouger les gens. »

Et Sybille Mertens de poursuivre : « Ce qui m’intéresse dans ce festival, c’est l’aspect collectif. Certes nous sommes toutes et tous, individuellement, conscientisés et nous faisons des gestes pour la planète. C’est important. Mais il faut passer à la vitesse supérieure et ne pas individualiser les responsabilités, ce qui mène soit à des impasses, soit à du découragement personnel. Nous avons besoin d’actions et de décisions collectives, d’autant que les décisions politiques ont beaucoup plus d’impact. Mon espoir est que le festival, en rassemblant du public, des étudiants, des chercheurs, des enseignants, des membres de l’administration fasse naître des idées et des projets. La Ceinture Aliment-Terre (aujourd’hui une initiative incontournable) a été discutée pour la première fois lors d’un colloque initié par des étudiants. Les discussions collectives sont souvent le creuset de grands projets. »

De quoi enfoncer le clou : « L’Université, à mon sens, doit donner le ton. En matière de transition alimentaire, par exemple : si elle décidait que, désormais, les restaurants universitaires proposent des aliments biologiques et locaux, cela créerait une norme. Elle deviendrait une actrice décisive en matière d’alimentation. Ce serait un signal fort, à l’instar d’ISOSL qui livre chaque jour aux écoles 12 000 repas confectionnés avec des produits locaux. L’Université, la Ceinture Aliment-Terre et Liège Métropole s’associent d’ailleurs dans un nouveau “Conseil de politique alimentaire” pour favoriser cette dynamique de transition vers un système alimentaire résilient, sur tout le territoire du “grand Liège”. On pourrait faire de même dans le domaine de l’énergie et de la mobilité, en appuyant nos décisions sur notre expertise scientifique.

L’ULiège compte dans la sphère publique. Elle dispose d’une masse critique pour montrer que le changement est non seulement indispensable, mais réalisable. Il y a une forte attente de la part des étudiants, pour une formation en adéquation avec les enjeux de notre époque ainsi que pour une cohérence dans les actes de la part de l’Université. Cela pourrait réduire l’éco-anxiété que l’on note chez eux. »

« L’organisation d’un tel festival est une aubaine pour les étudiantes et étudiants en journalisme, souligne David Leloup, chargé de cours au département médias, culture et communication et coordinateur du master en journalisme. D’une part, parce qu’ils pourront participer activement à cette manifestation et, d’autre part, parce que le rôle des médias est constamment souligné dans les rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec). »

Et l’ancien journaliste d’investigation indépendant, cofondateur de Médor, de poursuivre : « Les médias réagissent à la demande du Giec qui, dans son sixième rapport, insiste sur leur rôle dans la conscientisation du public, étape indispensable pour une transformation de nos sociétés. Depuis toujours, la presse défend des valeurs comme la liberté d’expression, la liberté d’opinion ou, plus récemment, la justice fiscale avec les révélations du Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) sur les sociétés offshore. Alors, pourquoi ne pas s’engager dans l’information sur la justice climatique, autre enjeu global sur lequel les médias peuvent aussi faire bouger les lignes ? À Liège, le magazine Imagine, pour lequel j’ai travaillé au début de ma carrière, a montré la voie et assumé une forme de responsabilité sociale médiatique. Il fait des émules depuis quelques années : les émissions d’information sur l’écologie se multiplient et les journalistes interrogent plus volontiers les politiques gouvernementales à l’aune du dérèglement climatique. »

Cet éveil des rédactions sur l’urgence écologique s’est concrétisé dans une “Charte* pour un journalisme à la hauteur de l’urgence écologique”, publiée en septembre 2022 et signée par près de 2000 journalistes. « En 13 points, la charte appelle à traiter les questions du climat de manière transversale, à montrer leurs liens avec la perte de la biodiversité, avec les injustices sociales. Elle incite à révéler les stratégies de certains lobbies pour semer le doute, à enquêter sur les réponses à la crise, à pratiquer un journalisme bas carbone. Bref, elle pousse les professionnels à poser un regard critique sur notre société, sur notre modèle de croissance économique, sur nos modes de consommation. Nous avons récemment créé “Imp4ct”, la cellule investigation des étudiants en journalisme de l’ULiège. Elle vient de signer cette charte, car nous sommes convaincus que le “quatrième pouvoir” fait partie de la solution. »

Et David Leloup de conclure : « Nos étudiants sont naturellement interpellés par la crise environnementale. Récemment, ils ont participé en nombre à la “Quinzaine du climat” organisée en nos murs. Leur implication dans le festival devrait être diverse : animation de débats, présentation de leurs recherches, réalisation de sujets radio et d’émissions en direct, captation de conférences et diffusion, etc. »

FESTIVAL RÊVE GÉNÉRAL

Du 2 au 22 avril 2024 sur le campus du Sart-tilman.

Déjà programmés :
• Inauguration par Aurélien Barrau, astrophysicien et philosophe français, le 2 avril.
•Spectacle Démocratie ! proposé par Barbara Stiegler, philosophe, maître de conférences à l’université Bordeaux- montaigne.

Voir le programme complet sur le site http://revegeneral.be/

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